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vendredi 6 avril 2012


Hommage à Habib Bourguiba
Intellectuel, homme d’État et fondateur de la Tunisie moderne
2000-2012








Pour commencer
Cela fait exactement douze années que Habib Bourguiba nous a quitté. Sa mort a laissé le peuple tunisien  dans une espèce d’orphelinat à une période où il était sous le joug d’un État tyrannique et despotique sous Ben Ali, cet individu avec un bac moins quatre, qui a volé la Tunisie, qui l’a pillé, l’a mise à genoux et qui a surtout participé activement à la formation de ces deux sectes salafiste et wahhabite en poussant la répression au plus haut degré de violence.

Beaucoup diront, notamment des spécialistes en Sciences Politiques en France que Bourguiba a préparé le despotisme de Ben Ali. C’est une perception très simpliste de la vision qu’avait Bourguiba de la politique et du rôle d’un gouvernant : la première chose à laquelle il a toujours tenu est celle de la morale contre l’opportunisme politique. Il a toujours été égal à lui-même, il a vécu pauvre et est décédé chez lui, en résidence surveillée, riche du peu que lui léguèrent ses parents. Il n’a jamais pillé le peuple, il n’a jamais voulu le réprimer, c’était un homme qui avait le respect du droit et qui ne pouvait concevoir l’État en dehors de la raison.

Sur un site dédié à Bourguiba il est écrit ceci : « Avec la disparition du Leader Habib Bourguiba, la Tunisie et le monde perdent l’un des chefs historiques qui ont conduit leurs pays à l’indépendance et à la liberté, et l’un des grands hommes que le vingtième siècle ait connus au Maghreb, dans le monde arabe, en Afrique et dans le Tiers-monde » (http://www.tunisie.online.fr/bourguiba/ )

Moi qui ai consacré 740 pages au cours de ma préparation du Doctorat portant sur sa conception de la Francophonie et dévoilant enfin son parcours et son rôle dans la mise en place de l’ACCT auprès de Senghor et d’Hamani Diori, avec qui il fut père fondateur, moi qui ait publié plusieurs articles où j’analyse avec détail ses discours sur la coopération universelle, sur la déclaration de la république en 1957, sur sa conception de la religion et les solutions réformatrices pour que les hommes puissent vivre dans la paix, je connais maintenant et l’homme et l’homme d’État, je suis le fruit de sa belle réforme, je ne peux qu’être fière de ce qu’il m’a apporté, même si les dernières années de son pouvoir furent très difficiles, même s’il s’était proclamé président à vie… Bourguiba était pacifiste, son attachement au pouvoir ne partait pas du désir de s’enrichir, mais parce que toute sa vie a été consacrée à la politique, il y a consacré son temps, son esprit et ne pouvait plus concevoir de vivre en dehors d’elle.

Moi qui ai publié en 2011 un livre sur son pèlerinage oriental de 1965 où il se consacre à la question palestinienne et au sort du monde arabe, toujours en conflit permanent, en lutte, je ne peux que penser au grand bien qu’il apporta à son pays et à l’esprit d’initiative et de coopération dont a été, dans tout le monde arabe, un pionnier. Il a osé dire, concernant la question palestinienne, ce qu’aucun chef d’État de l’époque n’avait osé affirmer, et je pense ici à Nasser, homme charismatique, mais aussi démagogue, d’où ses faiblesses.

 Bourguiba et la Francophonie

Il ne s’agit pas là de l’histoire de quelques discours prononcés à l’occasion, dont j’avais analysé en long et en large, au moindre détail du texte aussi, mais d’une véritable vocation. Bourguiba avait réellement cette force génératrice de reliances entre les peuples. Senghor l’avait vu tout de suite, lorsqu’il le rencontra en France en 1955 alors qu’il était en résidence surveillée. Il rapporte cela en ces termes : « l’idée m’est venue, je crois en 1955, lorsque, secrétaire d’État à la présidence du Conseil dans le gouvernement Edgar Faure, j’étais chargé de la révision du titre VIII de la constitution, relatif aux départements, territoires d’outre-mer et Protectorats. J’eu, alors, l’occasion de m’en entretenir avec Habib Bourguiba, qui était en résidence surveillée en France. C’est de là que datent notre amitié et notre coopération. Il s’agissait, comme je l’ai dit en son temps, d’élaborer, puis d’édifier ensemble un « Commonwealth à la française »[1]  
C’est en ces temps-là que murissait le projet francophone, entre deux hommes formés par la France, doués d’une force morale que rien ne pouvait ébranler, vivant dans l’espoir d’un monde fraternel et humaniste. Le poète et l’avocat, hommes politiques de surcroît, ont échangé des points de vue et se sont appréciés l’un l’autre. Ils parlèrent de ce projet de la Francophonie qui leur semblait encore une belle utopie alors que leurs pays respectifs n’étaient même pas encore libérés du joug colonial. Peu après leurs indépendances, ils se retrouvèrent pour accomplir l’unité par laquelle il fallait construire une Afrique nouvelle, et promouvoir des hommes et des femmes capables de penser l’humanisme après avoir vécu la rage d’en avoir été démunis.
La Francophonie fut d’abord cette capacité de dépasser sa rancune afin d’édifier un monde pacifique et éternellement construit sur un progrès positif. Leurs vœux étaient bien communs et leurs formations divergentes les avaient réunis. C’est sans doute pour cette raison qu’ils ont tout deux parlé d’unité dans la diversité en ce qui concerne la Francophonie, d’un « Commonwealth français », de l’altérité qui est à la fois accord et diversité.

L’altérité, entre diversité et unicité

L’altérité et l’unicité sont à la fois reliées et étrangères l’une à l’autre. Au fond de toute unicité, il y a de la diversité ; dans toute diversité l’unicité est fondamentale.
Les conflits humains sont, paradoxalement, le signe de la recherche d’unicité au-delà de la diversité et cette dernière est elle-même génératrice, à la fois de conflits, c’est-à-dire de crises (guerres et conflits de toutes sortes..), et créatrices de situations nouvelles où les données sont encore plus divergentes.
Pour Bourguiba, la Francophonie est justement ce rapport par lequel se joue l’altérité entre diversité et unicité. Tout en partant d’une base qui est la langue-culture tunisienne, elle-même enrichie d’une dimension arabe, on arrive à réaliser des liens indéfectibles avec l’univers français, lui aussi conçu comme une passerelle vers d’autres corrélations avec d’autres peuples et d’autres civilisations. C’est en partant de cette « jeunesse toujours renouvelée » que le tribun, notamment à  l’Université de Montréal le 11 mai 1968, évoque la relation organique qu’elle entretient avec l’Université  tunisienne  et leur lien avec celle fréquentée entre 1924 et 1927 à Paris. Ainsi, au-delà des diversités apparentes, il y a toujours unicité.

Le français fut introduit en Tunisie, au Collège Sadiki, par le ministère de Kheireddine. Cet homme d’État Turc maniait admirablement le turc autant que le tunisien, le français et l’arabe[2]. De telles ouvertures au monde sont hélas l’œuvre de responsables politiques s’exprimant à la perfection dans plusieurs langues. Un acquis qui les ouvre à une large culture leur permettant de penser des liens entre les civilisations dans la complexité.

L’altérité, loin de naître d’un simple sentiment de différence, est surtout le fait d’être soi-même comme un autre, une étape fondamentale pour un transculturalisme qu’ont connu les Tunisiens depuis l’Antiquité.
La dimension francophone d’une infinie richesse est l’autre face de la latinité vécue avec l’Empire romain et dans lequel il y avait déjà des substrats culturels puniques, berbères, grecs, arabes, espagnol, vandales, pour ne citer que ceux-là. S’ils furent bien intégrés par la culture tunisienne, c’est parce que la position géographique du pays ouverte sur la méditerranée et le commerce extérieur, lui ont de tout temps conféré une place de choix dans les contacts avec le monde. La Francophonie est dans ce cadre bien à sa place, elle ne peut que s’y épanouir de diversité et d’harmonie. De tels liens d’unicité et de diversité dans l’altérité nourrissent perpétuellement la vie des langues-cultures en leur accordant présence et élargissement. Les différences ne sont donc plus conçues comme des obstacles, mais comme le point de départ pour une meilleure compréhension d’autrui.

Dans les discours de Bourguiba, la question de l’autre est finalement posée en permanence. En replaçant la Francophonie dans l’Universel, Bourguiba illustre admirablement l’esprit d’un univers complexe où les hommes ne sont pas uniquement séparés par des conflits permanents, mais aussi et tout autant, faisant partie d’un univers uni et pacifique. La Francophonie est donc aussi, pour lui, un espace de reconnaissance mutuelle où tous se retrouvent pour parler le même langage et réfléchir à des valeurs communes. Une telle éthique de la Francophonie, inscrite dans le progrès et le respect des divergences, ne pourra souffrir l’immuabilité et les lois catégoriques en un lieu, un temps. En effet, elle s’inscrit toujours et partout dans un combat livré, pour toujours réaffirmer la dimension de paix qu’elle incarne. Aussi souligne-t-il, avec le recul nécessaire que cela implique, cette idée de familiarité de la langue française pour les Tunisiens bien avant l’établissement du Protectorat en 1881 : « Il ne me semble pas que, tout au long des soixante-quinze ans qu’il (le Protectorat) a duré, la langue française soit apparue comme l’instrument de la domination qu’il nous fallait subir »[3].
La reconnaissance d’une telle amitié est justement un gage de paix entre deux pays qui ont connu des périodes de conflits. Il se trouve subséquemment que le rapport complexe de concordance et de discordance a de tout temps été traversé de part et d’autre par l’admiration et / ou l’indifférence pour la culture et la langue de chacune des deux parties : pour le colonisé, la maîtrise de la langue-culture du colonisateur est un moyen efficace pour combattre l’injustice car elle est humaniste au plus profond d’elle-même ; pour le Français de Tunisie, la connaissance de la langue-culture tunisienne lui permet d’appréhender l’espace dans lequel il vit, et de l’apprécier. Pour Bourguiba, « langue des philosophes de la liberté, le français allait constituer en outre pour [les Tunisiens], à côté de l’arabe, un puissant moyen de contestation et de rencontre ». La maîtrise de l’arabe et du français a légitimé l’usage de ces deux langues, « toujours d’ailleurs de façon hasardeuse » par le tribun, comme par d’autres intellectuels de son époque et à égalité au cours de leur lutte. La place de choix donnée au français comme une langue de révolution, pour le combattant qu’il fut, lui permet de se faire entendre par le reste du monde : « c’est à travers l’usage de la langue française que nous avons pu faire entendre la voix de la Tunisie dans le concert des nations.. »[4].

L’ensemble des discours de Bourguiba sur la Francophonie forme un grand Texte porteur d’une pensée élaborée dans le temps et dans l’espace, au fur et à mesure d’une avancée intellectuelle s’ouvrant rapidement à l’humanisme et donc à l’universel, donc de plus en plus marquée par une Ethique transcendant les blocages identitaires, les certitudes toutes faites et même les spiritualités à tendance communautariste.  Il circule dans la pensée bourguibienne un air frais et pur dépouillé de toute forme d’intolérance ou de prosélytisme. On découvre ainsi une langue d’une remarquable pureté, parfois plus poétiquement percutante que celle de Senghor et peut-être même plus convaincante dans la mesure où le passé historique de l’auteur exclut toute idée de complaisance.

Tunisien, Bourguiba l’est totalement, mais, quand il replace la Tunisie dans le contexte mondial de son temps, il semble avoir déjà lu et intériorisé, 40 ans avant qu’elle ait été écrite, l’Ethique d’Edgar Morin. Il est ainsi un précurseur qui, mieux encore que Senghor ou Césaire, a senti la nécessité de mettre un bémol aux certitudes historiques. Sa philosophie, symbiose d’islam, de christianisme et de gandhisme, est irisée de militantisme et de compassion, d’arabisme et de francité, de fierté et d’humilité. Il est beau, il séduit, il agace, il assène, il provoque, il convainc ; c’est un tribun, une sorte de Protée négociateur et séducteur, tragédien et homme de cœur,  moraliste et batteur d’estrade ; il connaît toutes les ressources de l’art oratoire et sa vaste culture lui permet, en dominant  son sujet et ses contemporains de la tête et des épaules, d’enthousiasmer tous ses auditoires.

En ce jour où la Tunisie toute entière, à part ses barbus qui ne l’ont jamais connu, lui rend hommage, je rappelle ici cet extrait de son Discours de Montréal de 1968, où il éblouit par son ouverture d’esprit et son éloquence naturelle : « Il me plaît de reconnaître enfin que le fait francophone constitue chez vous, comme il ne cesse de l’être pour nous, un facteur de rencontres. Loin de porter au repliement, il favorise l’insertion dans le monde lui-même projeté à la pointe du progrès ». 
Ce n’est qu’en lisant Bourguiba que l’on se rendra compte de la grandeur d’une pensée profondément humaniste, résolument révolutionnaire, visionnaire et  « perfectible à l’infini » comme sa conception de l'homme. Sa pensée étant d’actualité, il appartient au peuple tunisien de la perfectionner et d’en faire bon usage pour construire une Tunisie encore plus moderne, fidèle à son histoire et aux rivages qui l’ont nourrie de leurs eaux fécondes. 

[1] L.S. Senghor. 1993. « La Francophonie et le français » Discours de réception de l’Académie des Sciences d’Outre-mer, 2 octobre 1981. In Liberté 5, Le dialogue des cultures pp. 133-144. Editions du Seuil. Paris.
[2] Kheireddine avait rédigé ses Mémoires en français et en arabe.
[3] Discours de Montréal, mai 1968.
[4] Bourguiba, Idem.